Paranoïa

Publié le par K'H

En guise de premier article, je vous propose de (re)lire mes premiers pas en matière d'expression de mon opinion sur internet. Il s'agissait d'un billet paru sur le site de Maître Éolas (lien à l'acceuil) le 23 octobre 2008. Ce jour là, il laissait "libre plume" aux acteurs de la Justice en France, à commencer par les juges qui manifestaient en ces temps là leur colère. A l'invitation de l'un d'entre eux, je m'étais lancé à l'époque. Voila le résultat.



Bonjour, à défaut de la parole d'un Magistrat, je vous propose ici celle d'un autre acteur de la Justice : le Surveillant Pénitentiaire.


Paranoïa. C'est ce que je ressent dès que je franchi les grilles de la détention. Être toujours sur le qui-vive. Se méfier de tout et de tous. Des détenus, tout d'abord. Ne jamais leur tourner le dos. Si on a de la chance, il nous font remarquer notre étourderie gentiment, sinon ... Les détenus passent beaucoup de temps à nous tester, à déterminer quel niveau de "liberté" chaque Surveillant peut leur accorder. Car dans le monde carcéral, "la liberté" peut prendre des aspects très différents : être le dernier à sortir de sa cabine de parloir et avoir ainsi 5 minutes de plus avec sa femme et ses enfants que la 1/2 heure réglementaire, aller en dernier à la douche et y être presque seul, bénéficier d'un poste "d'auxi" et ainsi pouvoir sortir plus souvent de sa cellule pour les tâches quotidiennes d'entretien, passer tel ou tel objet à la cellule d'à coté lors de la distribution du repas ...


Mais il faut aussi se méfier des autres : visiteurs, aumôniers, service de santé, éducation nationale, ... Non pas qu'il représente un même danger que nos hôtes, mais dès qu'ils posent le pied sur la coursive, c'est sous ma responsabilité. Les dernières prises d'otages sont toujours en mémoire. De plus, leur perception du monde carcéral est différente de celle des Surveillants, ils n'ont pas forcement les "réflexes sécuritaires" comme on dit. Mais voici un Officier sur ma coursive. Allons bon, que me veut-il ? Je recompte mentalement mon nombre de détenus "en stock" et fait le point sur la position théorique des autres. L'Officier vérifie, j'ai bon. Ouf. De la hiérarchie aussi il faut se méfier. Véritables champions du parapluie. Là, c'est ce qui est arrivé aux Collègues d'Amiens que j'ai en mémoire.


Je contrôle à nouveau le cahier de consignes de mon aile. Qui l'a rédigé au service précédent ? A t il bien noté tout ce qui était important ? N'a t il pas oublié les demandes de changement de cellule ? Les changements de comportements remarqués ? Les locaux fouillés ? De mes propres Collègues aussi, il faut que je me méfie : une information omise, et un détenu peut faire une TS, une overdose, se faire racketter ou frapper, voir y rester durant mon service, alors que l'alerte aurait pu être donnée bien avant. un bip retenti faiblement à mon ceinturon : c'est ma radio dont la batterie vient de rendre l'âme : Du matériel aussi, il faut se méfier. D'ailleurs, la moitié des ampoules de la coursives sont mortes depuis longtemps, il faudrait les changer, mais plus d'argent pour cela. L'hiver approche, il fera de plus en plus sombre et si il y a une agression, les Collègues ne le verront pas forcement dans la pénombre du couloir. Seul mon sifflet d'alarme est fiable : je l'ai acheté. Celui en plastique fourni avec l'uniforme n'a pas bonne réputation, et je ne veux pas que ma vie en dépende.


Je m'apprête à effectuer ma fouille de cellule quotidienne pendant que ses occupants sont en promenade. Un coup de pied dans la porte pour déloger les cafards nichant entre celle-ci et le chambranle afin qu'ils ne me tombent pas dans l'encolure lorsque j'ouvrirai. 9 m², un WC avec lavabo dont la porte a disparu depuis longtemps, quelques étagères saturées, une armoire (pour trois) bondée, une petite table (boite en carton retournée) avec deux tabourets, une télé sur applique murale, trois lits superposés : comment ont-ils fait, il ne peut en tenir que deux en hauteur !? Ah oui, les pieds de celui du bas ont été sciés afin d'en empiler un troisième : idée de génie de la Direction. Du coup, celui qui dort en bas est presque au niveau du sol, et celui qui dort en haut n'a pas intérêt à se relever trop brusquement. Et il reste même de la place pour poser un matelas par terre et ainsi rajouter un quatrième locataire. Je me rappelle de me méfier de la prise électrique car elle est souvent trafiquées pour pouvoir y brancher plus qu'un appareil : "toto" (résistance électrique) pour réchauffer le café ou chargeur de portable improvisé. Je regarde les murs, couverts de photos de familles ou de femmes nues couvrant à peine la peinture écaillée et des générations de graffitis laissés là par tous les anciens occupants, y compris quelques messages destinés à ceux de ma profession. Les parois de l'armoire n'y ont pas échappées. La fouille continue, je confisque le "yoyo" (sorte de corde artisanale fabriquée avec un drap [et permettant de se passer des objets d'une cellule à l'autre par la fenêtre - ajout d'Eolas]) et note sur mon carnet qu'il faudra le signaler à mon supérieur : encore un compte rendu à faire. J'ai de la chance, ces détenus ont un bonne hygiène et font le ménage. Ce n'est pas le cas de tous, beaucoup de cellules sont d'une insalubrité exceptionnelle. J'examine la fenêtre dont certains carreaux manquent et aperçois au pied du bâtiment d'en face les impressionnants monceaux de détritus que les détenus jettent complaisamment par les fenêtres. Pourtant, les poubelles des cellules sont ramassées tous les jours. Le bon coté des choses, c'est que cette manne permet de bien nourrir les chats errants qui ont envahi la prison : ils sont tellement replets qu'ils ne courent même plus après les corbeaux, les mouettes et les pigeons qui partagent leur pitance.


Je m'interroge : comment faire pour supporter cela ? Environ 21 heures d'enfermement par jour en Maison d'Arrêt. Je sais ce que l'on dit : ce ne sont pas des anges si ils sont ici, mais en Maison d'Arrêt, il y a aussi des prévenus supposés innocents jusqu'à preuve du contraire. Des prévenus attendent leurs jugements parfois deux ans, pour s'entendre confirmer leur innocence. Qu'ont-ils subi en attendant ? Là, c'est Outreau que j'ai en mémoire. Certains détenus "s'évadent" dans des activités fournies par l'Administration Pénitentiaire (cours, formations, travail pénitentiaire, ...), mais il n'y en a pas assez pour tous. C'est même le signe d'un privilège exceptionnel que d'y avoir accès. Pareil pour le sport : pas assez de moniteurs, pas assez de matériel. D'autres (la majorité en fait) le font par oisiveté, devant la télé ou sur la console de jeux. D'autres encore s'enfuient dans un monde de léthargie ou de sommeil fourni par des stupéfiants ou des psychotropes. Mais est-ce pour cela qu'ils sont enfermés à l'écart de la société ? Ne doivent-ils pas mettre ce temps à profit pour "réfléchir aux conséquences de leurs actes et aux moyens de s'amender" ? Quand je parle avec eux, beaucoup (mais pas tous) se placent plutôt en victime de la société et/ou des circonstances, minimisant voir reniant complètement les torts éventuels à autrui. D'aucun jure qu'il ne remettra plus jamais les pieds en prison, mais au fil des ans les habitués reviennent toujours.


Mais surtout, qu'elle est ma place ici ? En fait je fais ce métier à défaut d'autre chose, non par vocation mais par besoin, pour payer mon loyer. J'ai tout de même appris à l'aimer ce métier. Je suis Gardien de prison, et ma tâche est de protéger les citoyens de ce pays en assurant la surveillance des détenus durant leur incarcération. De même, j'ai le devoir de restituer à la société ces détenus dans un bon état : c'est à dire que je dois veiller à ce qu'ils aient accès aux soins, à l'éducation, à l'emploi, à leurs familles, à leurs avocats. Ce sont les droits fondamentaux des détenus. Bref, tout ce qu'il faut pour aider à leur réinsertion sans récidive. Je sais, je suis un idéaliste. Comment est-ce possible dans de telles conditions ? Sur ma coursive, 42 cellules, 95 détenus et je suis seul face à eux. La surpopulation et le manque de moyens, tant humains que matériels, tuent dans l'œuf la moindre tentative de travail de réinsertion, et ce ne sont pas mes Collègues Conseillers d'Insertion et de Probation qui diront le contraire, avec leurs 175 dossiers à suivre chacun.


Faute de places, les mélanges de détenus, prévenus et condamnés, jeunes ou vieux, délinquants et criminels, transforment les prisons en viviers de la délinquance et de la criminalité. C'est cela aussi, la surpopulation carcérale.


De fait, je me sens frustré de n'être qu'un porte-clefs, juste bon à ouvrir et (surtout) fermer des portes. Ce n'est pas vraiment ce qui est "vendu" dans la publicité du Ministère de la Justice pour mon métier. D'ailleurs, je n'ai jamais bossé dans une taule aussi immaculée. On pourrai presque manger par terre tellement elle est clean. Elle est tellement propre qu'elle ne doit pas servir, c'est pas possible. Ceux qui entrent dans la profession d'après cette pub vont être sacrément déçus... Ainsi que les futurs détenus qui ne connaissent pas encore la prison, d'ailleurs. J'espère sincèrement que cette publicité n'est pas l'exacte vision d'une prison qu'ont nos dirigeants de la Pénitentiaire, car si c'est le cas, je crains le pire pour l'avenir.


Là, c'est de mon Ministère que je me méfie.


Voilà. Je vous invite à aller sur le site de Maitre Éolas pour y lire aussi les commentaires et ainsi avoir divers points de vue, des infos supplémentaires et vous faire une opinion.

Ça date de plus de dix mois, et peu de choses ont changé depuis.

Ou plutôt si, beaucoup de choses ont changé : encore plus de détenus, un accroissement des suicides (tant du côté des détenus que des personnels), la suppression des juges d'instruction, des réformes à la pelle, .... Il y a eu aussi le ras le bol des surveillants en mai dernier, avec son lot de gaz lacrymogène, de coups de matraques, de tirs de flashballs. Force de l'ordre contre force de l'ordre, simplement parce que nous les surveillants, nous voulons travailler dans des prisons qui ne soient plus qualifiées de "honte de la République".

Karc'Hariad.

Publié dans Détention

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C
Juste une remarque sur l'ajout de KH à son article très intéressant : certes les surveillants prennent parfois de la lacrymo mais au moins on parle de leurs mouvements.(et c'est tant mieux, qu'on en parle, pas la lacrymo!)<br /> <br /> Quid de la couverture "médiatique" des mouvements des CIP, dont la presse se fout éperdument parce que 3000 pelés qui n'ont même pas d'uniformes pour faire joli à la télé et dont on a du mal à expliquer le métier, c'est pas vendeur au 20H ?<br /> <br /> Promis : l'an dernier et en 2001, j'aurais bien pleuré pour qu'on s'intéresse un peu plus à ce qu'on demandait.
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C
<br /> Même si pour différentes raisons je n'ai pas participé aux manifestations de l'année dernière, encore moins de 2001, (je n'étais alors qu'un bébé!) j'étais de tout<br /> coeur avec mes collègues!<br /> <br /> si seulement nous avions pu être entendu à hauteur de nos espérances.<br /> <br /> <br />
P
Quelle solitude! <br /> Inadmissible, intolérable sont les seuls mots qui me viennent.
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L
Bonjour,<br /> merci beaucoup pour ce témoignage, c'est une preuve (en plus des mobilisations récentes des surveillants), que les surveillants, les détenus, et la société toute entière peuvent avoir des intérêts communs à ce que la prison change, que leurs intérêts ne sont pas forcément antagonistes.
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C
<br /> "La prison change, changez la avec nous"<br /> <br /> Slogan publicitaire lors de la campagne de recrutement des surveillants pénitentiaires...<br /> <br /> Tout est dit...<br /> <br /> <br />
S
Je n'ai pas souvenir de vous avoir lu ce jour là chez Eolas, mais pour le coup je le regrette bien.<br /> <br /> Merci pour ce témoignage, qui, s'il me flanqueun bon cafard, me donne envie de croire qu'il y a un peu d'humanité "là-bas" aussi
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C
<br /> Bien sûr qu'il y a un peu d'humanité ici aussi...<br /> <br /> Honnêtement, sans cela je pense que ni K'H ni moi ne pourrions faire ce métier, ainsi que l'ensemble de nos collègues.<br /> <br /> <br />
D
Bonsoir,<br /> Votre témoignage est d'une grande qualité et permets d'avoir, de votre métier, une idée beaucoup plus juste. Je pense que votre blog est très utile .
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K
<br /> Bonsoir Dan et merci.<br /> <br /> C'est le but que CIP12 et moi cherchons à atteindre : informer le plus justement possible sur les prisons. Il est dit tellement de choses, il existe tellement de mythes et d'histoires sur la<br /> pénitentiaire que beaucoup de personnes en ont une idée assez fausse. Or comment se faire une opinion sur les prisons en partant d'informations erronnées ?<br /> <br /> Malheureusement, l'administration pénitentiaire ne communique que peu sur le sujet et quand elle le fait, c'est d'une manière édulcorée et insipide.<br /> <br /> <br />